-Neuvoa! Je t’interdis de partir.

La dragonelle rit doucement. Elle avait espéré pouvoir quitter la montagne avant que son ami ait vent de ses projets. C’était sous-estimer l’influence qu’avait Umbriccia en ces lieux. Le reptile élancé la dépassa et se planta devant elle, ses griffes raclant la pierre du sol, ses ailes prêtes à s’ouvrir au moindre mouvement de la bleue. Neuvoa plongea son regard rubis dans le doré des yeux de l’ombré, amusée par la rare émotivité de son ami.

-Je n’ai pas besoin de ta permission. Tu n’es pas mon Seigneur.
-Qu’importe. Tant que je serai là, tu ne t’approcheras plus de ce dragon.
-Ta popularité t’a monté à la tête.

Il ne répondit rien, cependant qu’il resta figé dans sa position nerveuse. Elle s’avança lentement vers lui, accentuant sa démarche féline, et caressa de son museau le cou du dragon pour l’inviter à se détendre.

-Écoute-moi bien, Umbra. Je vais retrouver Strei, peu importe quelle mesure tu prendras pour m’en empêcher.
-Tu ne reviendras pas vivante.
-Je vais le retrouver avant qu’il ne sombre. Il ne peut pas être parti bien loin.

Neuvoa s’éloigna d’Umbriccia sans le quitter des yeux. Elle savait qu’elle allait gagner, qu’il la laisserait partir. Il ne pouvait pas aller à l’encontre de ses souhaits bien longtemps. Il y avait de l’hésitation dans l’or en fusion, une incertitude qui donnait l’avantage à la dragonelle.

-Tu as un cycle de Lune. Si tu n’es pas revenue, je partirai à ta recherche.
-Je n’en doute pas une seconde.

L’ombré avait repris sa contenance. Son regard, redevenu impénétrable, ne la quittait pas une seconde. Neuvoa attendit un mot de sa part, un au revoir peut-être; quelque chose, n’importe quoi pour lui permettre de partir l’esprit tranquille. Elle connaissait le dragon mieux que quiconque, étant sa confidente, sa meilleure amie, celle sur qui il s’appuyait. La bleue réalisait l’importance qu’elle avait pour lui, le grand Seigneur des Cieux, le redoutable guerrier respecté de tous. Il était le protecteur et l’espoir des habitants de la montagne.

Elle était le sien.

Et pourtant, malgré toute la confiance qu’il lui accordait, au-delà de ses cœurs qui appartenaient à Neuvoa depuis des lunes, elle ne pouvait dire que c’était réciproque.

Streijfe était celui pour qui elle aurait tout donné.

La dragonelle aimait Umbriccia comme un frère, mais Streijfe était le dragon avec qui elle partageait tout, depuis toujours.

Revenant dans le présent, Neuvoa replongea ses yeux dans ceux du reptile sombre, tentant de lui exprimer l’importance de sa mission sans avoir à utiliser de mots. Umbriccia s’était refermé à elle, déterminé à s’opposer jusqu’à la fin à son entreprise dangereuse.

Un dragon pouvait, par ses pensées mauvaises, empoisonner ses coeurs et devenir ce qu'on appelait un "Sombré". On les reconnaissait facilement, car la perversion de leur conscience se répercutait sur leur apparence physique. Leurs écailles devenaient noires comme la nuit, leurs yeux, rouges comme le sang. Ils se transformaient en créatures tortueuses, agiles et puissantes. Plus leurs coeurs étaient corrompus, plus ils devenaient mauvais et sadiques, plus leur corps était fort.
Si Streijfe était perdu, Neuvoa le serait aussi.

-Tu dois comprendre, murmura finalement la bleue. C’est ma responsabilité de le retrouver, tout comme c’est la tienne de protéger tes guerriers. S’il sombre, je le ramènerai à nous, je…
-Va-t-en.

L’ombré se délia de sa position de défense et la contourna pour faire demi-tour vers la montagne. La froideur de ses mots reflétait le mal de son esprit. Il venait de réaliser sa défaite dans une guerre auquel il n’avait jamais eu conscience de participer.

-Umbra…

Dos à dos, la bleue hésitait à se retourner. Elle ne voulait pas voir le fruit de ses actions, la douleur et la trahison qui émaneraient du dragon comme la fumée d’une forêt enflammée. Le grondement derrière elle lui évita cette peine.

-Tu n’as encore qu’un cycle de Lune. Profites-en.

Neuvoa se retourna juste à temps pour voir son compagnon prendre son envol vers son chez-soi, l’implication de ses mots réconfortant la dragonelle. Pour l’instant, Umbriccia était en colère; contre lui-même, contre elle ou contre Streijfe, la bleue ne le savait pas. Mais le temps refermera les plaies et lui permettra de revenir vers son amie sans sentiment négatif à son égard. Il comprendra et acceptera, comme il l’avait toujours fait. Neuvoa sentit son esprit s’alléger d’un lourd fardeau, lui permettant de s’envoler vers sa quête sans remords.

Elle n’avait qu’un cycle lunaire, après tout.

Umbriccia ne savait pas pourquoi il allait voir Droefen lorsqu’il avait besoin de conseils. Le dragon blanc était souvent insupportable. Il aimait rire aux dépens des autres et était impitoyable dans ses paroles. Même s’il était le supérieur direct d’Umbriccia, celui-ci ne lui confierait même pas une roche à surveiller. Pourtant, quand un dilemme faisait éruption dans son existence, le reptile noir finissait devant la grotte de l’opalescent.

Aujourd’hui, ce n’était pas des conseils qu’il voulait.

Malheureusement, ce qu’il désirait serait beaucoup plus difficile à obtenir que de simples directions vers un choix ou un autre.

-Si ce n’est pas mon charbon préféré. Entre, Umbriccia.

Droefen était assis devant une pierre plate faisant office de table; il était l’un des rares dragons qui réussissaient à écrire comme le faisaient les bipèdes. C’était ce sur quoi il travaillait, sa plume laissant des traces sombres sur un parchemin couleur de sable. Le dragon foncé ne pouvait faire autrement que d’éprouver un certain respect pour son aîné. Les cicatrices visibles par l’absence d’écailles blanches sur le corps du Seigneur attestaient des épreuves qu’il avait endurées dans le passé. Malgré cela, il avait réussi à se tailler une place de choix dans la hiérarchie des Seigneurs du Ciel en plus de réussir à apprendre à écrire, une qualité rare, en particulier chez les guerriers. C’était peut-être la raison pourquoi Umbriccia le visitait en cas de problème. Une sagesse enfouie sous un caractère haïssable.
Droefen déposa sa plume encrée et tourna son regard violet vers le nouveau venu.

-Cela faisait longtemps. Que me vaut l’honneur de ta visite?
-Neuvoa est partie.
-Bien sûr. Elle, répondit le blanc comme s’il s’attendait déjà à cette réponse. Et tu veux retrouver ta douce moitié.

Umbriccia battit de la queue avec agitation. Le calme de l’autre n’avait comme effet que d’accentuer sa propre frustration. Le sourire permanent découpé le long de la gueule de Droefen - un souvenir permanent qu'il avait reçu d'un groupe de Sombrés - ne faisait qu’amplifier son flegme.

-Tu savais très bien qu’elle appartenait à quelqu’un.

Un sourire véritable joignit celui tracé sur le visage cicatrisé.

-Qui est-ce déjà? Strife? Drei?
-Streijfe.

Le reptile noir décida qu’il n’allait pas embarquer dans les pièges que posait son supérieur dans la conversation. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait des sous-entendus à propos de la relation entre Neuvoa et Umbriccia. Il ne semblait pas vouloir comprendre que c’était un amour fraternel que le dragon éprouvait pour son amie. Un sentiment qu’il ne pouvait plus estimer réciproque.
Ce n’était pas le moment de penser à cette supposée trahison. Il allait tenter de la protéger avant de la juger.

-Là n’est pas la question. Neuvoa… Neuvoa est partie à la recherche de Streijfe. Elle croit qu’il va sombrer.

Le sourire suffisant du blanc s’effaça subitement de ses traits, qui prirent rapidement des accents graves. Il se leva de son bureau, en fit le tour pour se tenir face à face avec Umbriccia.

-Pourquoi n’ai-je pas été averti plus tôt?
-Je viens de l’apprendre. Streijfe n’est pas encore un Seigneur; il n’avait pas assez de tâches pour que sa disparition soit remarquée.
-Réunis ton escouade immédiatement. Mes félicitations, je t’attribue la noble mission d’éliminer le Sombré.

Le Seigneur aux cicatrices avait la voix trop tendue pour que son sarcasme fasse effet. Il retournait à sa table, ses mouvements brusques trahissant les nouvelles pensées qui l’envahissaient. Il croyait en avoir terminé avec Umbriccia, mais celui-ci n’avait pas terminé de dire ce pour quoi il était venu le voir.

-Je dois refuser.
-Ta blague est de mauvais goût.
-Ce n’est pas une blague. J’ai promis à Neuvoa un cycle lunaire pour qu’elle retrouve Streijfe et le ramène sain et sauf.

Le foncé se surprit de voir les épaules de l’autre sursauter au rythme de grondements qui faisaient office de rire pour Droefen.

-Pauvre idiot! Tout ce que tu lui as promis, c’est de retrouver son cadavre rongé par la vermine!

Le regard doré du dragon noir se remplit de colère.

-J’ai confiance en elle.
-Elle n’aura pas la force d’affronter un Sombré. Tu le sais aussi bien que moi, Umbriccia!

Ce dernier ne répondit rien, son regard tombant lentement vers le sol.

-Tu le sais et pourtant tu ne l’a pas arrêtée.
-Elle l’aime. Elle est prête à donner sa vie pour lui.
-Un sacrifice inutile! Écoute-moi bien, tête d’oiseau : ta dragonnelle adorée va mourir et ce sera ta faute. Parce que tu n’auras pas su la protéger de sa folie. Cela va sans compter les autres morts qu’il fera entre temps! Es-tu vraiment prêt à mettre tout ce poids sur ta conscience?

Ses yeux retournèrent se fixer dans ceux de Droefen pour lui prouver sa détermination. Il savait que Neuvoa connaissait bien Streijfe; il savait qu’elle était capable de juger si Streijfe était déjà devenu un Sombré ou s’il n’y avait plus d’espoir.

-J’ai promis.

Droefen s’assit en laissant échapper un soupir enfumé de ses narines.

-Un cycle, alors. Cependant, lorsque viendra le temps d’aller tuer le Sombré, cette tâche te reviendra. C’est toi qui fais l’erreur, c’est toi qui répares les dégâts.
-Elle va réussir.

Umbriccia salua son supérieur d’un signe de tête et se retourna pour quitter la grotte du dragon. À quelques pas de la sortie, il entendit Droefen ricaner.

-Elle va échouer. Cesse de rêver, mon pauvre idiot. Tu auras moins mal en touchant le fond.

Le dragon noir déploya ses ailes pour s’envoler vers les nuages grisâtres. Il ne laisserait pas le Seigneur amer le faire douter de la réussite de Neuvoa.
Sinon, il serait incapable de supporter les prochaines semaines.

-Grand frère? J’ai peur.
-Peur de quoi?
-De trop de choses.
-Il est normal de craindre certaines choses.
-Je sais, mais... promets-moi. Que tu vas me protéger.
-D’accord. Je te le promets.

~~~~~~~~~~~~~

-Que t’est-il arrivé?

La danse mortelle de deux êtres ailés continuait inlassablement. Le soleil disparaissait à l’horizon, teintant le ciel, la scène de leur spectacle, d’un orange cuivré.
Neuvoa n’avait d’abord pas reconnu le dragon qui s’était tenu devant elle. Écailles noircies, regard de feu, cornes et griffes tachées de sang. Son corps s’était allongé, atrophié, pour s’approcher de la stature d’un gigantesque serpent. Il n’était que l’ombre de l’ancien lui. Plus encore : il avait accepté, choisi même, de devenir ce monstre effroyable.
La dragonelle esquiva une morsure qui aurait pu lui être fatale en répliquant d’un jet de flammes. Elle ne désirait pour rien au monde éliminer son adversaire, car elle le connaissait depuis si longtemps; ils avaient grandi ensemble, eux et le petit frère du dragon. Ils avaient ri, et joué, et s’étaient entraînés à voler et à combattre. Or, la confrontation d’aujourd’hui n’était pas une pratique mais bien un duel à la vie, à la mort.

-Streijfe!

Le dragon onyx rugit à l’énonciation de son prénom, ses yeux profondément rouges s’emplissant de colère et de douleur. Il ne restait rien des iris émeraude du reptile d’avant, celui qui se tenait fièrement, froidement même, devant les épreuves que le destin leur offrait.
La bleue réussit à déstabiliser l’autre, qui tomba en tournoyant vers la plaine verte se tenant sous eux. Elle se lança à sa poursuite, repliant ses ailes sur elle-même, pour l’attraper de ses quatre pattes et le coincer au sol.

-Strei… Explique-moi…

Neuvoa utilisa toute sa puissance pour retenir son ancien compagnon cloué là où il se trouvait, malgré la bataille qu’il continuait de livrer avec ses ailes ainsi que sa tête, tentant de renverser la situation. La dragonelle était à bout de force lorsqu’il abandonna, lui aussi ayant épuisé toute son énergie.

-Reinhet. Je lui ai fait une promesse, mais je n’ai pas su la tenir. Mon frère est mort, parce que je n’ai pu le protéger.

La guerrière ailée ne fut pas surprise d’entendre que la raison à cette descente dans les ténèbres s’avérait être le frère perdu du dragon. Ils étaient si proches que la vie sans un résultait en l’enfer de l’autre. Et même l’ange le plus pur devenait alors un démon.

-Ce n’était pas ta faute…
-Ça l’était!

Streijfe surprit Neuvoa avec un puissant coup d’épaule qui le libéra. De ses pattes arrière, il écrasa les ailes ouvertes de la dragonelle qui s’était retrouvée sur le côté, avant de placer ses griffes avant sur le long cou de la bleue.

-J'ai sa mort sur la conscience, comme j'aurai bientôt la tienne.
-Arrête. Ce n’est pas toi. Ce n’est pas…

Elle ne termina jamais sa phrase, car des crocs acérés vinrent trancher sa gorge pourtant bien protégée par une armure d’écailles.

-Si je sombre, une âme devra s’élever. Je ferai en sorte que ce soit celle de Reinhet.

Le dragon noir entendit le dernier soupire de son amie de longue date. Il lécha la blessure qu’il avait causée, pour honorer la mémoire de la dragonelle.

-Je suis désolé. Tu t’es mise sur ma route; je n’ai pas eu le choix de t’éliminer. Peut-être nous reverrons-nous un jour, si les âmes pures peuvent croiser les damnées.

Umbriccia était agité. Il tournait en rond dans sa grotte, soufflant des filets de fumée à chacune de ses expirations.
Un cycle de lune.
Cela faisait un cycle que Neuvoa était partie à la recherche de son compagnon, Streijfe.
Il fallait beaucoup moins de temps à n’importe quel dragon pour se transformer en Sombré; si c’était le but du dragon blanc, ses écailles étaient assurément devenues noires à l’heure actuelle. À moins que Neuvoa ait réussi à le retrouver et lui faire entendre la voix de la raison. Or si c’était le cas, pourquoi n’était-elle pas encore revenue? Avait-elle eu des problèmes sur le chemin du retour?
Chaque heure qui passait laissait un goût toujours plus amer dans la gueule d’Umbriccia.

Des battements d’ailes le tirèrent de ses pensées juste à temps pour voir atterrir un dragon blanc à l’entrée de sa grotte. L’espace d’une seconde il espéra voir des yeux émeraude se fixer sur lui, cependant qu’il reconnut rapidement son visiteur par les cicatrices sur son corps.
Droefen le salua d’un mouvement de la tête, un mince sourire accompagnant celui cicatrisé le long de sa gueule.

-Ah, cela faisait longtemps que je t’avais visité, mon cher charbonneux. Je dois avouer qu’un petit jet de flamme pour chasser la poussière ne serait pas du luxe.
-Oublie l’état de mon antre. Je sais pourquoi tu es ici.
-Alors quoi, tu m’attendais et tu n’as même pas une pièce d’or pour accueillir ton invité? Quel piètre hôte tu fais!

Umbriccia rugit en frappant le mur rocailleux de sa queue, faisant tomber des roches graveleuses du plafond. Le sourire de Droefen ne quitta pas ses traits, mais ses yeux violets se teintèrent de pitié.

-Tu savais qu’elle allait échouer, n’est-ce pas? Je t’avais averti.
-Neuvoa n’est peut-être pas morte. Elle n’a peut-être simplement pas encore retrouvé son dragon.
-C’est ça. Tu continues à te dire cela pendant que je vais trouver un Seigneur en état de tuer un Sombré.
-Droefen!

Le dragon noir planta ses griffes dans le sol, ce qui fit un déplaisant bruit de raclement. Il était à bout de patience; le caractère de l’autre reptile finirait par lui faire perdre contrôle de ses réactions, chose qui était rare pour Umbriccia. Il n’y avait vraiment que Droefen pour le faire sortir de ses gonds. C’était justement ce que l’opalescent cherchait souvent à faire, comme si c’était sa façon à lui de faire voir la réalité au reptile sombre.
Dans le silence qui perdurait, Umbriccia soupira.

-Je vais envoyer une équipe direction sud. Dès qu’ils auront trouvé la trace du Sombré, j’irai l’éliminer moi-même.

Il fallait cesser de tourner le dos à la vérité. S’il n’était rien arrivé à Neuvoa, elle serait déjà de retour. Peu importe la douleur qui envahirait l’esprit du Seigneur noir, il ne pouvait plus fermer les yeux.

-Ton sens du devoir t’honore, charbon. Je suis heureux de savoir que tu sauras réparer ton erreur.

Droefen le salua d’une simple révérence puis s’apprêta à quitter l’antre creusée dans la montagne. Il s’arrêta en apercevant Umbriccia se redresser de toute sa hauteur, ses yeux dorés envahis d’une gravité à donner froid dans le dos.

-Ce n’est pas une erreur de croire en quelqu’un.

Le dragon blanc le fixa l’espace d’une seconde avec un rare sérieux. Respect, pitié et déception se succédèrent à travers ses iris violacés. Il secoua lentement la tête de droite à gauche avant de lever son regard vers celui du dragon qui le surpassait maintenant de plusieurs têtes.

-Au contraire. Parfois, c’est la pire d’entre toutes.

Je me suis dis qu'un grand nombre de dragons sur un territoire limité finirait par créer des guerres territoriales - les dragons ne sont pas reconnus comme étant des créatures sociales. Souvent, dans les contes, les mâles vont s'approprier une partie des terres et la défendre des autres dragons. Dans mon histoire, le contient est rempli de dragons... il y aurait un manque de territoire et les mâles finiraient par se tuer les uns les autres.
Pour éviter que ça se produise, les dragons ont une organisation de protection de l'environnement, d'abord dirigée par les dragonelles dorées, qui sont liées par la pensée, puis le territoire est protégé par quatre groupes associés aux éléments dont les dragons s'estiment être maîtres. C'est une armée qui existe à la fois pour réduire le nombre de dragons "traditionnels" et empêcher les mâles de s'entretuer, mais aussi pour se défendre des Sombrés et des humains, qui commencent à tenter de coloniser le continent draconien.

Le jeune dragon noir avait toujours su qu’il entrerait dans le groupe des Seigneurs des Cieux, et ce, sans comprendre totalement les implications de sa décision. Ses ailes venaient à peine de sortir qu’il travaillait déjà pour devenir l’un d’entre eux; maintenant qu’il était l’une de leurs recrues, il apprenait petit à petit ce que c’était que de porter le titre de Seigneur.
Parfois, on apprenait la mort d’un guerrier. À d’autres occasions, on célébrait les exploits d’une escouade particulièrement courageuse. De temps en temps, un dragon se retirait, sa vieillesse étant un facteur souvent important dans la décision, et un dragon plus jeune prenait sa place de Duc : le leader d’une équipe. Une véritable tragédie se produisait rarement en ces temps de paix.
L’une d’entre elles marqua Umbriccia à jamais.

Un premier dragon atterrit au centre de la grotte, urgeant les autres de s’écarter pour laisser un espace libre. Comme de bons soldats, ils s’effectuèrent sans poser de questions. Ils avaient reconnu le dragon comme étant un guerrier de l’escouade partie il y avait quelques jours à la recherche d’un Sombré. Au milieu de toute cette agitation, Umbriccia, encore un simple apprenti, se fit le plus petit possible.
Trois autres guerriers apparurent, un dragon blanc et rouge entre leurs griffes. Quelques battements de cœur passèrent avant que le jeune réalise qu’il était impossible qu’un dragon soit bicolore.
-Allez chercher un guérisseur! Droefen est blessé!
-Où est le vôtre?
-Mort. Dépêchez-vous!
Les mouvements des dragons qui s’envolèrent vers l’aile des guérisseurs permirent à Umbriccia d’avoir une meilleure vue sur le blessé. Il gémissait et marmonnait malgré un sourire sanglant ouvert le long de son visage. Ses ailes étaient déchirées, ses cornes brisées, ses écailles arrachées, sa peau brûlée. Les déchirures à ses lèvres n’étaient pas les seules. Ses pattes et sa queue surtout étaient ouvertes de multiples coupures.
C’était un dragon aux portes de la mort. Le premier qu’Umbriccia n’avait jamais vu et certainement le pire pour les années à venir.
-Le Sombré… tuez-le! Tuez-le! Qu’il brûle en enfer avec les siens!
À ces paroles, la gueule du blessé sembla vouloir s’ouvrir jusqu’à la base de ses yeux. Umbriccia dut détourner le regard face à ce spectacle macabre. Les coéquipiers de Droefen tentaient de le calmer, mais il ne cessait de réclamer la mort de celui qui devait être son persécuteur.
Seule la vue du dragon noir le fit se taire.
-Le Sombré… le Sombré! s’exclama la créature pâle après un court silence.
Ses compagnons essayèrent de l’arrêter, de lui demander d’attendre les guérisseurs, en vain. En voyant ce qu’il croyait dans son délire être le Sombré, ses forces lui revinrent. Le dragon blessé devint une grande créature aux ailes déployées, laissant tomber de ses membres aériens une pluie de larmes rougeoyantes. Il s’entoura de ses ailes comme d’une bulle protectrice; les autres dragons hésitèrent à l’arrêter physiquement, de peur de déchirer ce qui restait de ses puissants membres. Il s’avança, le regard fou, vers Umbriccia qui ne savait que faire, excepté s’écraser contre le sol en signe de soumission.
-Pensais-tu que j’allais trembler devant toi? Ah! Mon esprit de vengeance est bien plus fort! Je vais t’emporter dans la tombe. Te tuer lentement, t’arracher les écailles une à une, je vais te détruire!
L’opale se leva sur ses pattes arrière, ses griffes avant prêtes à trancher le jeune dragon devant lui.
-Droefen!
Umbriccia ouvrit de grands yeux apeurés qu’il fixa sur le Seigneur fou. Un éclair de clarté traversa le regard violet en croisant les iris dorés de l’apprenti. Il retomba sur ses pattes avec une expression ébahie.
-J’aurais pu… j’aurais pu…
Droefen s’écrasa sur le sol, inconscient. Umbriccia recula lentement sans se retourner avant de finalement prendre la direction de l’entrée de la grotte la plus profonde, croisant au passage deux guérisseurs au pas de course.

Le jeune dragon noir n’avait jamais totalement compris les implications du rôle de Seigneur des Cieux. Il venait d’apprendre qu’il devait être prêt à perdre plus que sa vie elle-même.

-Pourquoi abandonnes-tu?
-Je n’abandonne pas. Tu devrais me connaître mieux que cela.
Droefen leva ses yeux vitreux sur la dragonelle dorée.
-Regarde-moi. Regarde mon visage. Je n’inspirerai plus jamais qui que ce soit.
-Tu as tort.
-Plus jamais de la bonne manière. On verra en moi un survivant, pas un dirigeant.
La dragonelle baissa le regard, ses traits neutres. Droefen ricana.
-Je n’ai plus d’équipe. Mes Seigneurs du Ciel sont morts. Et même toi, Edelma’al la Dorée, n’ose plus me regarder. Dis-moi, que suis-je en train d’abandonner?
-Nous ferons renaître les Seigneurs. Nous en avons besoin pour garder l’équilibre. Nous voulons que tu restes leur maître.
-Je t’en prie! Ne me fais pas rire! Vous êtes peut-être plus sages que nous, avec vos belles écailles dorées, mais vous n’êtes pas sur les champs de bataille. Mon équipe, mes Seigneurs, sont morts. Tu me demandes de remplacer mes frères et mes sœurs.
-Tu pourrais devenir leur père.
Le sourire défiguré laissa place à un éclair de colère dans les yeux du dragon pâle. Il approcha son museau de celui de la dorée, pour qu’à peine la largeur d’une écaille ne les sépare, ne laissant aucune chance à Edelma’al de regarder autre chose que lui.
-Et envoyer mes enfants à la guerre? Les regarder partir et ne jamais revenir?
Il gonfla son poitrail alors que la dragonelle baissait sa tête et son regard. Il pensait qu’elle allait abandonner; il sous-estimait la dorée.
-Nous allons te laisser le temps de te remettre de tes blessures. Nous reviendrons lorsque tes cœurs auront cicatrisé.
-Laissez-moi tranquille.
Edelma’al le laissa seul.

La bataille faisait rage dans le ciel rosé du crépuscule. Le crépitement des flammes, les rugissements assourdissants, les raclements de griffes contre un métal aussi résistant.
Umbriccia fouetta l’air de ses ailes toujours plus fort dans le but de s’élever au-dessus de ses adversaires. Ils étaient trois êtres du dixième de sa taille, armés de bâtons métalliques qui pouvaient transpercer l’armure d’écailles des reptiles volants.
La lumière du soleil couchant se refléta sur le dragon noir, ce qui aveugla momentanément ses poursuivants. Il fila comme une flèche à travers les nuages avant de finalement s’arrêter à quelques centaines de mètres de la terre ferme. Umbriccia invoqua le feu du fond de ses entrailles; une seule attaque et ses ennemis ne seraient plus qu’un amas de chair brûlée. Il ne s’attendait cependant pas à la rapidité du trio. Déjà, les trois êtres armés le rejoignaient à son altitude de vol. Le guerrier à écailles cracha la substance explosive de sa gueule; au contact de l’oxygène, elle se transforma en feu rougeoyant.
Deux des adversaires se brûlèrent les ailes, tandis que le troisième évita de peu l’attaque qui fut fatale à ses compagnons de guerre. La vitesse manqua à Umbriccia une seconde, une infime seconde cruciale à ce point de la bataille. La lame du survivant traversa ses écailles sombres jusqu’à pénétrer dans la cage thoracique du dragon. Ses ailes se fermèrent dans un sursaut de douleur et immédiatement il sut que plus rien ne pourrait le sauver à présent.
La chute n’était pas le pire. Ce qui s’avérerait mortel serait sans aucun doute la blessure qui avait atteint son coeur. Une fois au sol, vidé de son énergie, il ne pourrait se défendre puis se viderait de son sang.
Le contact avec la terre fut extrêmement brutal. Il sentit deux de ses pattes se briser par la force de l’impact et entendit leurs adversaires s’approcher de son corps meurtri. Il réussit malgré tout à se lever sur ses pattes encore fonctionnelles en remerciant les étoiles de lui avoir donné un don particulier.
Umbriccia était encerclé de tous côtés.
Il leva son long museau vers le ciel et lança un hurlement sauvage, puissant.
Invictus
Son élément de prédilection étant l’Air, il avait appris à maîtriser les diverses ondes. Il concentra son pouvoir dans son cri précédent pour en faire une onde de choc. Tout autour de lui, l’air trembla par la force concentrée dans les molécules d’oxygène. Toute créature vivante dans les mètres l’entourant fut projetée en arrière violemment. Plusieurs cessèrent de respirer sous la force de l’impact, les menant à une mort certaine.
Mais son attaque ne redonna aucune énergie au guerrier ailé. Ses yeux dorés fixèrent pour une dernière fois les ennemis qu’il avait terrassés avant de succomber lui-même à ses blessures.
Plus haut, dans le ciel qui surplombait le cadavre d’Umbriccia, la guerre continuait de faire rage. Un mort de plus ne changeait rien au conflit.

Avant.
Tu dansais avec les anges. Tu dansais au rythme de la plus belle des musiques, entouré d'un halo de lumière qui se reflétait dans ton regard rempli d'étoiles.
Tu dansais comme s'il n'y avait que ce moment qui comptait, comme si tout n'était que mouvements fluides et chorégraphie maîtrisée. Et c'était si beau de te voir tourner, virevolter entre les bras des êtres aux ailes de plumes.
Tu chantais avec eux sans jamais délaisser tes jeux de pieds. Tout en toi était grâce et pureté, l'espoir même d'un monde aussi superbe que l'était l'image de ta passion.

Maintenant.
Tu danses avec les démons. Ton pantomime est hanté par la violence silencieuse qui émerge de ton cœur en volutes hypnotiques. La symphonie se remplace par les tambours de guerre; tes pas fluides, transformés en danse funèbre. Comme plus rien ne compte, tes yeux prennent l'éclat des feux de l'enfer. Comme plus rien n'est beau, tu hurles à la place de chanter.
Les tambours frappent toujours plus fort.
Petit à petit, tu deviens sourd.
Tu continues à danser sans la cadence régulière. Tu cries à t'en briser la voix, à ne rugir rien d'autre que des filets sanglants. Les démons, avec leurs yeux vermeils, leurs dents de prédateur, leurs ailes de dragon, tournent autour de toi alors que tu bouges comme un déchaîné. Ils ricanent et décident de valser, t'entraînant avec eux dans les cercles tragiques.
Tu ne danses plus, tu piétines.

Si seulement je pouvais t'atteindre au plus profond des abîmes anarchiques. Peut-être pourrais-je te mener jusqu'à mon monde, à défaut du paradis qui m'est interdit.
Tu verrais, la Terre n'est pas si pire que cela.
Si seulement je pouvais.
Tomber en enfer.
Avec toi.

Les flammes brûleraient peut-être moins tes plumes.

Même s'il a fait des choses horribles comme forcer Alice à se suicider et ça, je lui pardonnerai pas! è.é