Sharon ne comprenait pas.
En passant la porte de la bibliothèque, elle vit à la place qu’elle avait choisie quelques instants plus tôt, un plateau avec une tasse de thé, encore chaude, et un gâteau, qui avait l’air délicieux avec sa mousse rose et blanche. Mais aucun serviteur à côté.
Alors cela devait de Break.
Depuis quelques jours, la jeune femme ne l’avait vu, ni même aperçu, mais elle savait qu’il prenait encore soin d’elle, même s’il le faisait de loin.
Plus les journées passaient, plus elle se sentait seule. Certes, la jeune fille avaient des serviteurs adorables, et sa grand-mère qui veillait plus que tendrement sur elle, mais rien ne n’y faisait. Ni les promenades, ni les conversations avec Sheryl, ni les romances à l’eau de rose que Sharon affectionnait tant.
Il lui manquait.
Elle s’assit avec grâce sur sa chaise et se mit à réfléchir. Il fallait qu’elle le voie et lui parle sur leur conversation qu’ils avaient eue. Ҫa mettre mettrait surement Break dans une position où il serait plus qu’inconfortable, mais elle s’en fichait éperdument. Il fallait qu’il sache ce qu’elle ressentait.
Maintenant, elle était à peu près certaine de ses sentiments, mais pour le voir, cela va s’annoncer compliqué. La jeune Rainsworth savait qu’il connaissait chacune de ses activités et ce qu’elle aimait faire. Le plus simple serait de l’attendre cachée dans sa chambre, mais il n’y retournerait pas avant le soir. Or il n’était que l’heure du thé.
Elle réfléchit encore. Elle se dit qu’elle pourrait causer accidentellement un incident, mais il faudrait qu’il soit assez grave pour que Break intervienne, et même s’il venait, elle n’aurait probablement pas le temps de lui parler. Elle écarta cette idée.
Alors... Ce qui est sur, c’est qu’elle ne pourrait pas le chercher au risque qu’il changerait de pièce.
Finalement, elle jugea que la première solution était la bonne. Pour ne pas gâcher la nourriture, elle bu son thé d’un trait, ce qui n’était convenable mais elle était pressée, et fit la même chose pour le gâteau.
Sharon se leva et sortit de la pièce d’un pas rapide.
Elle eut un vague souvenir que la Chambre de Break se trouvait au-dessous de la sienne. Elle prit donc le chemin pour aller vers la sienne sauf un étage en dessous.
Elle y arriva et ouvrit la porte.

Le reste de la journée se déroula sans le moindre problème. Break était allé au QG de Pandora pour y laisser des dossiers que Reim avait rempli pour lui deux jours plus tôt. Il profita de son escapade pour se rendre à l'une de ses pâtisseries préférées et acheter l'un de leurs gâteaux au chocolat avant de retourner au manoir.
Break fut accueilli par une domestique en panique.
Qui lui expliqua que la damoiselle Rainsworth avait disparue.
Le Chapelier sentit un énorme poids lui tomber sur les épaules. Avait-elle été kidnappée en son absence? Pourquoi personne n'avait remarqué un intrus sur les lieux? Comment diable quelqu'un avait pu entrer pour s'en prendre à une Rainsworth sans que quiconque ne le remarque?
Break n'avait pas été là pour jouer son rôle. Oh, Lady Sheryl allait le tuer, s'il ne mourrait pas de son propre chef avant. C'était les Sinclair une fois de plus, une répétition de ses erreurs passées et cette fois il n'y aurait pas de deuxième chance -
La domestique repartit au pas de course vers la bibliothèque en disant à l'ancien chevalier que personne n'avait encore cherché d'indices à l'extérieur; puisqu'il n'y avait pas de traces d'infraction, le criminel pouvait encore être sur les lieux (ou peut-être était-ce Sharon elle-même qui avait décidée de partir, mais elle n'était pas assez insouciante pour quitter le manoir sans avertir qui que ce soit, n'est-ce pas?)
Break décida de commencer les recherches dehors. Il allait seulement prendre quelques minutes pour se changer; remplacer sa tenue habituelle par des vêtements plus sombres, au cas où il aurait besoin de se fondre dans la nuit (qu'il aurait besoin de se battre).
Il détachait déjà les sangles de son manteau blanc, le tissu qui faisait sa cravate entre ses dents, quand il entra dans sa chambre.
Il sentit tout de suite une présence et leva son oeil sur la silhouette féminine au centre de la place. La roche qui était tombée dans son estomac sembla s'effriter alors que le pouvoir de Mad Hatter lui confirmait la présence d'Eques chez la fille.
Il n'avait peut-être pas la meilleure présentation qui soit mais pour l'instant il s'en souciait peu. Lançant sa cravate sur le bureau à sa droite, il s'avança jusqu'à la damoiselle pour l'agripper par les épaules.
La chaleur humaine sous ses doigts. Elle était là.

- Miss Sharon -- tout le monde se fait un sang d'encre pour vous!

Jusqu’à l’arrivé de Break, elle s’était ennuyée. Du coup, pour s’occuper, elle s’était mise en tête de trouver la cachette des bonbons de Break, histoire de les lui confisquer. Elle avait fouillé dans les armoires, sous le lit, dans la table de chevet, sous les meubles, les étagères et le bureau. Mais rien !
Alors elle entendit des pas à l’extérieur de la pièce. Ce devait être lui. La porte s’ouvrit et il entra. Sharon l’observa longuement, chose qu’elle n’avait pas faite depuis leur conversation, il avait les sangles de son manteau détaché, et sa cravate défaite. La jeune fille se demanda pourquoi car ce n’était pas l’heure de se coucher. Il lança sa cravate, et s’avança. Puis la prit par les épaules.

- Miss Sharon -- tout le monde se fait un sang d'encre pour vous!

Alors les domestiques devaient s’être rendu compte de sa disparation, mais cela avait accélérer les choses.

-Vraiment ? J’en suis navrée, dit-elle d’un ton faussement ennuyée.

Il s'arrêta pour la regarder, cherchant à voir l'expression sur son visage d'enfant. Sa voix était froide et désintéressée - non, elle n'était certainement pas navrée pour les domestiques. Break aurait voulu voir si ses yeux étaient aussi froids que ses paroles, si elle faisait une moue en le regardant ou si elle ne laissait rien transparaître sur ses traits à l'instar de sa mère et grand-mère, cependant il ne pouvait qu'entendre et ressentir.
Mais que faisait-elle dans la chambre du Chapelier?
Ce n'était pas surprenant que les domestiques n'aient cherché à la trouver à cet endroit, après tout il était mal vu pour une femme d'entrer dans les quartiers d'un homme et vice-versa, encore plus lorsqu'ils étaient de différents niveaux hiérarchiques.
La raison lui sauta soudainement au visage. Il l'évitait. Elle savait qu'il devrait retourner dans sa chambre à un moment ou à un autre.
C'est vrai, il l'évitait.
Break la lâcha et occupa ses mains à rattacher son manteau, sourire paresseux grandissant sur son visage auparavant habité par l'inquiétude.

- Enfin, vous êtes saine et sauve; c'est ce qui compte, n'est-ce pas?

Il allait définitivement faire comme si il ne l'évitait pas depuis plusieurs jours.

- Hm, et je devrais aller rassurer les domestiques~

Il la lâcha et remit son manteau blanc de neige.

- Enfin, vous êtes saine et sauve; c'est ce qui compte, n'est-ce pas?

Il ne lui dit rien sur le fait qu’il l’évitait, et ce pourquoi il le faisait. La jeune fille trouvait qu’il se comportait comme un abruti -elle entendit intérieure la réprimande de sa grand-mère contre ce genre de vocabulaire jugé inconvenable aux yeux des nobles. Au lieu d’affronter le problème, il le rejetait, et Sharon trouvait que cela ne lui ressemblait pas.

- Hm, et je devrais aller rassurer les domestiques~

-Ils attendront.

Sharon avait dit cette phrase plus froidement qu’elle-même ne l’aurait crue et ne l’aurait voulue, et regretta aussitôt. Mais il fallait rester ferme devant les pitreries et les efforts de son serviteur pour changer de sujet ou pour s’éloigner.
Elle recula jusqu’à la porte pour la fermer et la bloquer.

Break avait poussé sa chance jusqu'au bout, les phrases glacées de Sharon exprimaient bien ce fait. Il ne serait même pas étonné s'il recevait un coup d'éventail à la figure - mais c'est ce qu'il méritait, c'était hors de tout doute. La Miss aurait pu être kidnappée pour de vrai, et il n'aurait pas été là pour la protéger.
Il avait laissé des mains froides serrer son coeur; l'incertitude se transformer en peur.
Et cette faiblesse aurait pu lui coûter cher.
Peu importait si elle le détestait - elle avait sûrement tout lu à son sujet, elle savait ce qu'il était - ce ne serait qu'une punition de plus sur la voie de la rédemption. Ah, et il devrait embrasser ce rejet potentiel comme il l'avait fait pour la perte de sa vue.
Mais c'était différent.

- Que vous êtes cruelle! Vous les laissez être rongés par l'inquiétude de vous avoir perdu!

Il s'assit sur son lit, croisa les jambes, et sur son visage était toujours fixé le même sourire presque ennuyé. Mais dans son iris rouge brillait un éclat de fatigue, un reflet de son âge qui pesait sur sa conscience.

- Vous voulez me parler, mademoiselle?

- Que vous êtes cruelle! Vous les laissez être rongés par l'inquiétude de vous avoir perdu!

Elle resta calme, mais était légèrement culpabilisé d’avoir causé de l’inquiétude aux domestiques, qui devaient la chercher partout. Mais elle se réjouissait d’être ici car ils ne seraient pas interrompus.
Elle se détacha de la porte et s’assit sur la chaise du bureau, certaine qu’il n’allait pas s’enfuir. Et s’il le tentait, il se ferait attaquer par un éventail avant d’avoir passé la porte.

- Vous voulez me parler, mademoiselle?

-Je devrais te donner plusieurs coups d’éventail Break, prononça-t-elle sans son habituel sourire, jusqu’à ce que tu me donnes l’impression d’être désolé de m’avoir évitée !

Mais elle n’en ferait rien, en tout cas pas avant qu’elle lui ait dit tout ce qu’elle voulait. Elle tenta de former dans sa tête les choses qu’elle lui dirait, mais elle ne savait par quoi commencer.

- Oh, vous ais-je blessée?

La réponse était évidente. Il garda malgré la voix sérieuse de Sharon  un sourire sur son visage, si seulement pour garder les apparences - mais aussi parce qu'il voyait l'absurde de la situation et qu'il ne pouvait s'empêcher de s'en amuser.
Il se leva et se rendit à la silhouette de la damoiselle, devant laquelle il mit un genou à terre, prit sa main dans la sienne et l'embrassa; oeil rouge levé vers le visage prisonnier du temps.

- Si tel est le cas, veuillez accepter mes plus sincères excuses.

Il ne voulait pas avoir à s'expliquer - en s'excusant aussi rapidement, il courrait la chance de retomber dans les bonnes grâces de sa maîtresse.
Et c'était vrai; il n'avait jamais eu l'intention de la blesser ainsi.

- Oh, vous ais-je blessée?

« Bléssée » n’était pas le bon mot pour décrire les sentiments de la jeune femme. Elle était... déçue. Déçue de son comportement.
Lorsque Break se leva, Sharon mit tout ses sens en alerte. Allait-il s’échapper ? Elle se prépara prendre son éventail pour l’assommer en rapprochant une de ses mains vers la poche cachée.
Mais il mit son genoux à terre et embrassa sa main, ce qui la troubla un instant.

- Si tel est le cas, veuillez accepter mes plus sincères excuses.

Finalement son serviteur semblait désolé.

-Ne m’évite plus jamais...

Elle dit cela de la manière la plus douce possible avec une pointe de tristesse.

Il se releva de sa position à genoux, libérant la petite main de Miss Sharon de la sienne. Ses lèvres restaient figées dans un doux sourire, car il n'avait rien à dire pour réconforter la jeune fille; il n'avait pas de promesses à lui donner, de belles paroles à lui répéter.

- Je ferai mon possible, Miss.

Pour quoi? Pour ne plus lui faire du mal, ou pour rester à ses côtés? Pour combien de temps encore pouvait-il se battre contre le mal qui le rongeait? Ce n'était pas ce dont Sharon et lui discutaient, non, elle voulait qu'il cesse de fuir volontairement sa compagnie, mais ses pensées retournaient encore au moment où il la laisserait seule - une fois pour toutes.

- Je ferai mon possible, Miss.

Parfois elle aimerait qu’il fasse plus que son possible, mais elle ne lui en demanderait pas autant. Non parce qu’elle ne voulait pas, mais parce qu’elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas lui faire tenir des promesses impossibles qui la briserait ensuite.
La jeune fille s’avança vers son serviteur et l’enlaça tendrement. Plus comme le ferait une sœur qu’une amoureuse. A cette pensée, son visage se colora d’une teinte rouge et faillit le lâcher. Mais elle en avait besoin.
Il lui avait manqué.

Ce moment parut durer une éternité, une belle éternité.
Malgré cela, Sharon la coupa en se retirant de cette étreinte dans laquelle elle aurait pu rester des heures. Elle voulait utiliser le temps qui leur restait avant que les domestiques ne la trouve pour parler à celui qui était le frère qu’elle n’avait jamais eu et qui était un... Le mot lui resta dans la gorge.
Pourquoi fallait-il que le mot meurtrier la brise ? Pourquoi elle se rendait compte maintenant qu’elle ne l’avait toujours pas assimilé à Break ? Pourtant elle croyait qu’elle l’avait fait...
Non, se dit-elle, tu es forte, ce n’est pas le moment pour te briser ni pour tergiverser. Break est ce qu’il est. Point.

-Que ferais-tu si je te disais que je..., elle s’arrêta un instant pour chercher le mot qui convenait le mieux, que je te « pardonne » tous tes crimes passés ?

Elle ne savait pas à quelle réaction s’attendre de Break. Allait-il lui dire qu’elle avait tord de faire cela ? Allait-il esquisser un sourire remplit de tristesse ?

Il s'écarta, libéra la jeune femme de ses bras en la sentant s'éloigner de lui.

- Que ferais-tu si je te disais que je...

Le regard rouge se posa sur Sharon, désespérément aveugle à son expression. Break chercha à percevoir ce qu'il ne voyait pas : un mouvement de recul ou un tremblement, une respiration agitée ou un croisement de bras mais, rien. Son propre visage ne révélait rien, un masque de glace excepté pour l’œil unique assoiffé d'indices.

- que je te « pardonne » tous tes crimes passés?

L'iris cramoisi cessa d'errer sur les traits de la Rainsworth et se fixa dans le vide.
Si jeune. Si innocente.
Elle disait cela comme si pardonner était facile; comme si son pardon allait faire revenir tous les morts à la vie; comme si elle laverait ses mains ensanglantées par ses mots.
Break se sentait presque comme si c'était le cas - et c'en était à pleurer.
Son regard tomba subitement vers le plancher et le Chapelier tourna le dos à la demoiselle.

Un ange passa.

Sharon savait ce qu'il avait fait; il avait tué, massacré des centaines de personnes pour obtenir l'espoir de retrouver ses maîtres. Elle réalisait l'implication qu'avaient ses mots, nulle doute là-dessus. Mais ils n'avaient aucune logique. Comment pouvait-elle pardonner les cris, les corps effondrés et le sang alors qu'elle n'avait rien vécu de tout cela?
Break savait : elle était une Rainsworth. Elle saurait l'accepter tel qu'il était, comme sa mère l'avait fait une quinzaine d'années plus tôt - mais le percevrait-il différemment?
Aurait-elle peur de lui un jour ou l'autre?
Il se retourna, assez pour que Sharon puisse voir son profil droit; oeil fermé et le coin de sa lèvre remontée dans un sourire presque douloureux.

- Pourquoi?

- Pourquoi?

Elle garda le silence, ne savant que dire. Il l’avait prise au dépourvu. Pourquoi voulait-il savoir la cause de son pardon?
Il y avait pleins de raisons. Pour qu’il reste auprès d’elle. Parce qu’avant elle, sa mère et sa grand-mère le lui avait dit. Parce qu’elle avait... peur ? Peur qu’il change. Qu’il redevienne ce qu’il avait été. Mais s’était complètement absurde. Break ne redeviendrait jamais le spectre aux yeux rouges. Alors pourquoi ? Pourquoi faisait-elle un tel « blocage » dessus ?
Parce qu’elle ne voulait –ne pouvait- pas l’assimilé à un meurtrier. Sharon s’en voulait. Elle avait tellement réfléchit à ce sujet. Tellement.
Pourquoi s’était aussi difficile... ?

Dans le silence qui lui répondait, Break commença à ricaner, une main devant sa bouche. Ne savait-elle pas elle-même quelles étaient ses raisons pour dire une chose pareille?
Ou peut-être ne voulait-elle pas lui répondre?
Le chevalier blanc qu'elle avait toujours vu en son serviteur n'était qu'un démon caché dans l'armure. Elle le voyait pour la première fois; sa véritable apparence, les plus profondes abysses de son esprit.
La source du problème venait peut-être de là : l'image qu'elle avait de Break ne pouvait se superposer à celle qu'elle se faisait de Kevin. Peut-être ne pourrait-elle jamais véritablement accepter ce qu'il était et c'est pour cela qu'il lui était impossible de lui pardonner quoi que ce soit.

Le rire de Break se dissipa, laissant un sourire sur son passage.

- Oublions cela, dit-il d'une voix légère.

Xerxes comprenait.
Sharon ne pouvait modifier la perception qu'elle avait de son serviteur en claquant des doigts. Une telle perception se forgeait au fil des années - comment pouvait-il croire qu'elle accepterait cette nouvelle facette de lui-même si facilement, en particulier lorsque celle-ci contrastait tant avec comment la damoiselle avait toujours perçu l'albinos?
C'était le même problème qu'il avait avec sa propre perception de Sharon. Reim et Lady Sheryl voulaient que Break voient Sharon comme la femme qu'elle était - mais pour lui, cette femme était sa petite soeur.
Tout n'était qu'une question de perception.

Il ricana.

- Oublions cela, dit-il d'une voix légère.

La jeune femme rougit de gêne et... d’un peu de honte. Certes, ce qu’elle lui avait dit était plus étrange, étant donné qu’elle n’arrivait toujours pas à l’assimiler à... ce contractant, mais ce n’était pas une raison pour rire !
Mais elle ne s’énerva pas plus que cela, savant que les réactions de son serviteur étaient plus... ridicule ? Voilà ! Elles étaient plus ridicule les unes que les autres !

-J, Je devrais peut-être aller voir tout le monde pour dire que je vais bien.

Elle se retourna et marcha vers la porte.

C'est vrai, les autres serviteurs ne savaient toujours pas que leur jeune maîtresse était saine et sauve, n'est-ce pas? Break avait cependant le sentiment que ce n'était pas que pour leur bien-être que la damoiselle désirait aller les avertir. Après tout, il avait lui-même tenté d'utiliser cette raison pour fuir leur discussion quelques instants plus tôt. Elle reculait face à ses propres dires et Break, encore une fois, ne savait qu'en penser exactement.

- Désirez-vous que je vous accompagne?

Une suggestion, rien de plus. Si elle ne voulait plus le voir pour l'instant, si elle voulait s'échapper à l'atmosphère qui devenait rapidement écrasante, le Chapelier la laisserait faire.
Et pourtant il avait le sentiment que quelque chose allait changer dans leur relation - Xerxes ne pouvait dire si c'était une nouvelle barrière qu'il voyait apparaître entre eux. Un interdit qu'il serait difficile de franchir.

Arrivée à la porte, elle s’arrêta pour attendre la réaction de Break. Certes, c’était elle qui avait un rang supérieur au sien, mais elle ne le pensait pas comme cela. Donc elle attendit, en mettant délicatement sa main sur la poignée. Poignée qui était froide...

- Désirez-vous que je vous accompagne?

Toujours retournée vers la porte, elle hocha la tête positivement. Après tout, elle était venue le chercher, jusqu’à aller dans sa chambre, pour lui demander de ne pas la laisser seule. Alors, à quoi rimerait cet effort si elle disait non ? Cela serait revenu au même. Break l’aurait encore abandonnée, bien qu’il assurait sa sécurité, et les journées de la jeune femme seraient redevenues monotones et sans couleurs. Une vérité lui sauta à la figure.
Elle aimait les pitreries de son serviteur

Il fit quelques pas pour se rendre à son bureau, là où la cravate noire reposait à l'endroit où il l'avait lancée. Mais c'était un tir aléatoire, ce qui l'empêchait de la retrouver d'un simple coup d'oeil; les formes brouillées se perdaient dans sa vision mourante. Il fit errer ses doigts sur la surface du meuble, oeil rouge fixant le trajet de sa main, jusqu'à toucher le tissu qu'il reconnaissait si facilement.
Mais le silence suite à sa question lui fit croire qu'il avait manqué quelque chose.
Break tourna son attention vers la silhouette de la miss, arrêtée en avant de la porte. Avait-elle répondu d'un geste alors qu'il ne la regardait pas? Il ne pouvait plus faire deux choses en même temps - ne pouvait plus jeter un simple coup d'oeil à son environnement pour ensuite porter son attention ailleurs. Et c'était quelque chose que le Chapelier apprenait au fil des jours, plus lentement qu'il le voudrait. Même s'il n'avait jamais utilisé que sa vision pour interagir avec son environnement, l'humain était naturellement porté à se servir de ses yeux pour s'orienter.

- Ah-

Break s'interrompit avant de dire quoi que ce soit. Il pouvait lire sa réponse autrement, n'est-ce pas? Si Sharon restait dans la pièce, c'est qu'elle l'attendait.
L'homme fit apparaître un sourire sur ses traits - il pouvait ressentir le froncement de ses sourcils, reflétant une certaine... confusion, sur son visage. Heureusement que la damoiselle était dos à lui, qu'elle ne pouvait voir le miroir de ses pensées dans son expression.
Break vieillissait; il baissait ses gardes.
Il s'avança tout en refaisant sa cravate puis s'arrêta derrière Sharon, qui avait une main sur la poignée. Le sourire du Contractant s'adoucit; il plaça sa main sur celle de la damoiselle et se baissa pour que ses lèvres soient à son oreille :

- Êtes-vous prête à partir?

Un ange passa tandis que la demoiselle attendait patiemment près de la porte, la main sur la poignée qui commençait à réchauffer avec la chaleur de la jeune femme. Que pouvait bien faire son serviteur qui prenait autant de temps ? Sharon tourna un peu la tête, et observa Break. Il avait l’air de chercher un objet.... Elle soupira discrètement et reporta son attention vers la porte. Elle était faite d’un bois de très bonne qualité, comme le reste de la demeure, et...

-Ah-

Ah ? Sharon attendit la suite... Qui n’avait pas l’air de venir. Elle se remit donc à détailler la porte. Cette dernière, malgré l’entretien que la jeune femme savait permanent, avait  quelques vilaines fissures.
La jeune femme sursauta lorsqu’elle sentit la main de Break se poser sur la sienne.

-Êtes-vous prête à partir ?

Bien sur qu’elle était prête.

-Oui.

Elle poussa la porte qui s’ouvrit dans un grincement désagréable.

Le bruit de la porte rappela au Chapelier qu'il devrait la faire réparer plus tôt que tard. Le duo qu'ils faisaient croisèrent rapidement le chemin de l'une des employées du manoir, une domestique à la démarche paniquée. Break la reconnut de par sa voix lorsqu'elle s'écria : « Lady Sharon! »
Il fit un pas en avant, dépassant la Rainsworth qu'il suivait jusqu'alors, et sourit en expliquant que la Lady était maintenant en sécurité.

- Peux-tu avertir le reste des employés du manoir? Je suis certain que notre damoiselle aimerait se reposer.

La domestique approuva d'un hochement de tête avant de se tourner vers Sharon pour lui dire à quel point elle était soulagée de voir qu'elle était en sécurité. La femme disparut, laissant Break et Sharon de nouveau seuls dans les couloirs du manoir.
Le Chapelier ne recommença pas à marcher tout de suite. Il fallait dire qu'il n'était pas stupide; Break avait remarqué la froideur de Sharon à son égard. Bien sûr, c'était de sa faute à lui - s'il n'avait pas fait exprès de disparaître pendant tout ce temps, elle ne réagirait certainement pas ainsi à sa présence. D'un autre côté, peut-être que ce n'était pas la seule raison.

- Vous voilà bien silencieuse; cela ne vous ressemble pas.

Pendant qu’ils marchaient à travers les couloirs du manoir, Sharon profita du moment de silence pour refaire le point sur ses sentiments. A chaque fois que ce sujet revenait, elle reculait sur ses propres dires, et se retrouvait tiraillée entre l’amitié et la peur. La peur ? Oui. Elle était terrifiée à l’idée que son serviteur ne retombe dans cette noirceur qu’était l’Abysse. Et en même temps, elle savait que cette peur était infondée. Après tout, depuis son entrée au service des Rainsworth, il combattait tout ce qui était relié de loin ou de près à la volonté de l’Abysse. Alors, pourquoi ? Elle chercha. Serait-ce un problème de confiance ? Certainement pas. En fait, ça ressemblait plus à une certaine appréhension, sauf que ce n’était pas ça. La jeune femme n’arrivait pas à mettre le doigt sur le mot qu’elle cherchait pour définir ce sentiment. Elle fit un petit soupir.
Depuis cette fameuse conversation, Sharon avait aussi délibérément évité le sujet, le rangeant dans un coin de sa mémoire. C’est pour cela qu’elle était aussi faible face à ça. Elle n’y avait pas réfléchit, et lorsque Break disparut, elle ne s’était mit en tête que l’idée de le retrouver, sans penser que son histoire ressortirait rien qu’en le voyant.
C’était pitoyable de ne pas passer à autre chose.
Sharon entendit soudainement son prénom, ce qui la coupa dans sa réflexion. La personne qui l’avait criée était une jeune domestique. Ah oui ! C’est vrai qu’elle s’était absentée durant plusieurs heures sans prévenir personne. Tout ça parce qu’un certain clown l’avait évitée. Ce dernier s’employa à rassurer la domestique, qui se tourna vers la Rainsworth en lui disant qu’elle était rassurée de la savoir saine et sauve. Sharon lui répondit par un sourire gênée.
Après que l’employée fut partie, Sharon ne recommença pas à marcher, replongée dans ses pensées. Cette fois-ci, c’était à propos de la disparition de Break. Elle fut encore coupé, cette fois-ci par son valet, qui disait la trouver silencieuse et que cette attitude ne lui ressemblait pas.

« C’est juste que...»

Si elle lui disait, il comprendrait, n’est-ce pas ?

« Break, je suis désolée..., prononça-t-elle d’une voix tremblante, Je n’y arrive pas... »

Ses yeux s’embuèrent de larmes. C’était dit. Elle n’arriverait pas à superposer l’image qu’elle voyait de Break, et ce qu’il était.

Voilà qui expliquait bien des choses.
Break ne pouvait déterminer avec certitude de quoi parlait Sharon - sa perception du Chapelier? Ou simplement une impossibilité à accepter de côtoyer un tueur en série, un menteur? - mais il n'y avait aucun doute quant aux implications que cela apportait.
L'homme à l'oeil rouge se maudit mentalement. Il avait laissé du temps à la jeune femme pour qu'elle puisse s'éclaircir les idées; avait agi comme un couard en s'évadant de sa présence, et maintenant ce qu'il redoutait était sur le point de se produire.

- C'est ma faute.

Une indubitable vérité. Ses secrets relevaient de sa responsabilité. Il avait été pris par surprise et ses aveux s'étaient révélés maladroits, chose qui avait indubitablement embrouillé l'esprit de la jeune Rainsworth.
Quelque part sous son attitude logique s'éveillait une douleur en son coeur. Break croyait s'être préparé pour toutes les réactions que Sharon pourrait démontrer, mais il était impossible de rester de glace à ce qui ressemblait à un rejet. Avait-il encore le droit de la toucher? De tenter de la réconforter, alors qu'il entendait clairement l'émotion dans sa voix? Ne lui restait-il donc que l'abandon comme option?
... C'était impossible. Dans le passé comme dans le futur, Break avait toujours été persistant - guidé par l'espoir comme par le désespoir, il s'était toujours accroché à certaines personnes de tout son être. Pour autant qu'il était solitaire et égoïste, il ne pouvait se résigner à perdre un être cher sans mener un combat avant tout.
Mais quel combat pouvait-il mener? Quel ennemi devait-il combattre?

- Mes actions comme mes paroles se sont avérées malhabiles.

Que connaissait-elle de Kevin Regnard? Rien que le monstre entre les pages. Et Break, dans toute la haine qu'il vouait à son passé, n'avait fait que renforcer cette image. Parce qu'il méritait d'être détesté pour tous ses crimes. Mais maintenant qu'il se trouvait devant le fait (quasi) accompli, il réalisait que ce qu'il méritait et ce qu'il voulait ne pouvaient être plus éloignés l'un de l'autre.
Sa voix était plus basse qu'à l'habitude, son visage vide de tout sourire lorsqu'il dit :

- Peut-être devrions-nous avoir une discussion?